L’ENFANCE D’UN CRÉATEUR
« Tout est possible à condition d’être suffisamment insensé »
Niels Bohr. Prix Nobel de physique 1922
L’ENFANCE DES DÉCOUVERTES
Petit, je démontais les réveils, les pendules, pour comprendre le pourquoi de ce tic-tac magique et pour avoir le plaisir de les remonter. Mon arrière-grand-mère, Marthe, qui m’aimait beaucoup et dont le regard bienveillant me rassurait, me faisait pprendre mes leçons lorsque mon asthme m’empêchait d’aller à l’école. Et quand elle me voyait bricoler les réveils, elle aimait à dire, à qui voulait l’entendre :
« Celui-là, c’est un futur bijoutier »
Philippe Tournaire
Je n’imaginais pas que l’asthme fût une chance, et que mon destin pût être bouleversé grâce à cette maladie ! J’étais bien chez moi, en famille mais toujours malade, mes frères m’appelaient affectueusement « la crevure »… Toujours à la recherche de solutions, Maman finit par trouver le moyen de me soigner et de me permettre de poursuive un minimum d’études… Il existait à Briançon une école d’altitude, où allaient les enfants atteints de problèmes respiratoires. C’est ainsi qu’à 12 ans et pendant 5 années, je suis parti en internat au Lycée d’altitude de Briançon pour lutter contre ce mal envahissant qui pénalisait ma croissance. Avec plus de 6 heures de route, je ne rentrais en famille qu’à Noël, Pâques et aux vacances d’été. Pourtant je garde de ces années un souvenir émerveillé. L’internat, quand on ne rentre que tous les 3 mois, c’est fédérateur, il se crée des groupes et une vraie vie de communauté.
Avec plus de solidarité que de rivalité, nous nous serrions les coudes les jours de « blues » et nous régalions de ces moments de simplicité.
À l’internat, il y avait des règles précises qu’il fallait respecter. Certaines paraissaient stupides, comme par exemple celle qui stipulait que nous ne devions pas avoir les cheveux qui touchaient les oreilles quand nous voulions sortir, alors qu’apparaissaient les premières photos des Beatles et des Rolling Stones dans les vitrines des disquaires… Mais c’était la règle, nous nous en accommodions, ensemble nous trouvions des astuces pour améliorer l’ordinaire, ce qui était assez constructif, mais aussi un liant formidable entre nous. Nous prenions souvent les ciseaux la veille dans le dortoir pour faire en sorte d’ajuster la longueur, chacun faisant le tour de l’oreille de l’autre sans oublier les fou-rires qui allaient de pair.
Nous pouvions sortir par petits groupes de 3 à 5, librement, à condition de rester solidaires « au cas où ». Avant de sortir, le « surgé » vérifiait que la coupe de chacun était réglementaire et il donnait le billet de sortie. Si l’un d’entre nous avait les cheveux qui touchaient les oreilles, le billet était déchiré et le groupe ne sortait pas. Cela peut paraître injuste mais ça apprend la notion de solidarité et de respect du groupe. Une fois sorti, chacun faisait ce qu’il aimait faire, le principal étant de se retrouver pour rentrer ensemble à l’heure.
VACANCES EN FAMILLE
J’aimais passer mes jeudis après-midi à la bibliothèque de Briançon. Les sciences me passionnaient et m’intriguaient, Papa y avait beaucoup contribué. Il avait la capacité de pouvoir répondre à toutes mes questions sur plein de sujets, et je dois lui rendre cet hommage, cela resta vrai jusqu’à la fin de sa vie. C’était un puits de science et une source intarissable à laquelle toute la famille s’est toujours référée. Dans cette fameuse bibliothèque, j’ai appris une chose marquante, qu’Einstein avait écrit au président Roosevelt pour faire des recherches sur l’arme nucléaire et lancer le projet Manhattan qui aboutira à la première bombe atomique… Internet et les moteurs de recherche n’étaient pas envisageables, et aller collecter des informations à droite et à gauche me permit de développer une grande curiosité.
J’avais d’autres passe-temps. À l’internat, pour nous intégrer, nous étions parrainés par un grand de terminale, avec qui j’ai découvert le ciné-club et l’astronomie. Les profs étaient aussi très impliqués dans nos soins, surtout en éducation physique où nos difficultés respiratoires étaient comblées par le sport. Je garde d’ailleurs toujours un grand plaisir à faire du vélo.
Dès la 6ème dans la classe de français il y avait, en plus du prof, un tableau de Paul Klee appelé « Château ». Cette œuvre que j’ai contemplée pendant de longues heures sera marquante dans mon parcours et inspirera mes créations futures. Ce souvenir fascinant est toujours aussi présent en moi après tant d’années.
J’ai appris bien plus tard que le proviseur de ce lycée, André Rouède, était un visionnaire, en avance sur son temps en matière d’éducation. « Faire monter le niveau de l’humanité… j’étais payé pour ça » écrira-t-il dans un livre, « Le Lycée impossible », juste avant Mai 68. J’ai eu la chance d’avoir cet exemple formidable d’humanité et un tuteur exceptionnel ; qui avait le souci de faire en sorte que l’internat nous responsabilisât très tôt, et que son lycée fît grandir nos esprits.
J’arrive à Saint-Étienne en 1967 et j’entre alors en seconde au lycée Etienne Mimard. Mais je trouve là-bas un pensionnat où les élèves font leur vie chacun de leur côté, en rentrant à la maison le week-end. On ne faisait rien ensemble, il n’y avait pas de solidarité entre nous. Je me rappelle même avoir entendu un gars dire « Ah Monsieur ! Machin, il a fait ça », j’avais l’impression de retourner à la maternelle. À partir du moment où les gens ne sont pas fédérés, c’est la loi du plus fort qui règne. En cours, j’avais la moyenne, mais ça ne m’intéressait pas de vivre dans cet environnement où l’esprit de groupe avait disparu et où la qualité de l’échange s’était envolée.
Il m’était impossible de supporter cette ambiance et j’ai quitté Etienne Mimard au bout de 3 mois. J’ai alors demandé à mon père : « Est-ce que je pourrais faire un apprentissage avec toi ? ». Trop heureux de penser qu’un de ses fils ait envie de faire le même métier que lui, il accepta. Ma nouvelle vie commençait.
MA NOUVELLE VIE COMMENÇAIT
Aux côtés de mon père, j’ai préparé un CAP de radio-électricien, que j’ai obtenu en 1969. Au fil des semaines et des mois partagés avec lui, je peux dire aujourd’hui que j’ai, à cette époque, rencontré mon père pour la seconde fois.
À la maison, il ne parlait jamais de la guerre et de la résistance. Et un jour, d’une manière tout à fait anodine, lors d’un simple trajet en voiture, en rentrant d’une installation d’antenne TV chez un client entre Régny et Saint-George-de-Baroille (ce qui fait 25 kilomètres), il me dit : « Tu vois, toute la route que l’on vient de parcourir je l’ai faite en courant ». Puis silence ! Plus un mot… Intrigué, au bout d’un moment et ne voyant pas de suite arriver, je questionnai Papa sur cette étrange déclaration. J’allais apprendre une histoire inédite pour moi : envoyé au STO en Allemagne en 1940, il s’était alors évadé pour venir, après un long périple, se réfugier à Saint-Germain-Laval. Caché par la famille Boyer, électriciens le jour, cinéastes le soir, parcourant le canton pour diffuser les films de l’époque.
Une activité nocturne qui était en fait une couverture parfaite pour cacher leurs activités de résistants et de récupération de parachutages.
J’appris alors que mon père s’était caché chez eux jusqu’à la fin de la guerre et avait contribué aux actions du groupe de résistants « l’Armée Secrète » dite « A.S ». « En 44, on a tenté une embuscade à Neau qui a mal tourné. Notre chef, Jean Boyer y laissa la vie… Poursuivis par des Allemands, nous avons dû courir plus de 20 kilomètres à travers champs ». C’est ainsi qu’après la guerre, alors qu’il avait des propositions d’emploi en tant qu’ingénieur, mon père a préféré rester dans le village qui lui avait donné son hospitalité, mais aussi près de la famille Boyer qui l’avait protégé. C’est aussi pendant ces années de guerre qu’il rencontra son épouse, Noëlle, pétillante jeune fille qu’il épousa à ses 18 ans. Deux histoires fortes et émouvantes qui le lièrent définitivement à Saint-Germain-Laval.