LES DÉBUTS DE PHILIPPE TOURNAIRE
Autodidacte, j’ai tâtonné longuement à partir des connaissances apprises en famille ou au cours de voyages. Au Maroc par exemple, j’ai rencontré des artisans qui travaillaient avec un outillage très rudimentaire.
Une cave pour faire ses armes
Lorsque j’ai commencé l’apprentissage de radio-électricien, je faisais déjà des bijoux, des vêtements, du tissage et même des chaussures depuis longtemps. Mes parents, plutôt modestes, m’avaient transmis que quand on voulait quelque chose, il fallait se débrouiller pour le faire. Le système D nous a été transmis très tôt à mes frères et à moi-même. Si j’aimais quelque chose, je ne me posais pas la question d’aller l’acheter, mais je me demandais comment je pouvais le réaliser. Le musée de l’Homme à Paris m’a donné des pistes de réflexion afin de répondre au récurrent «Pourquoi ?». Situé au Trocadéro, ce musée met en avant la diversité de l’humanité dans les domaines anthropologique, historique et culturel. Ce qui m’attire ici, ce sont les objets du quotidien de toutes les civilisations ayant plus ou moins disparu. Ma fascination pour ce patrimoine me poussait à chercher et à reproduire comment les premiers hommes façonnaient leurs objets et pourquoi d’utilitaires ils sont devenus aujourd’hui des œuvres d’art.
Les bijoux me plaisaient beaucoup. Dans le métier de radio-électricien, en campagne,
il faut être très polyvalent, aussi j’installais des machines et je travaillais le cuivre. J’ai eu la chance d’avoir appris à bricoler avec des grands-parents menuisiers-ébénistes d’un côté et agriculteurs de l’autre, cela m’a aussi beaucoup aidé. Ces métiers très variés qui demandent de l’ingéniosité et du savoir-faire m’ont permis de pouvoir réaliser tout ce que je voulais. Par exemple mon grand-père menuisier avait sa forge sur laquelle il fabriquait ses outils. Cette facilité apparente et ce savoir-faire de mon grand-père auprès duquel j’ai passé des heures à l’atelier, m’ont ouvert tout droit la porte du travail artisanal et les clés pour comprendre son long processus.
Ma chance a été aussi, très vite, de me rendre compte qu’en me concentrant sur de petits objets, mon asthme me gênait moins, j’oubliais que je devais respirer. L’asthme c’est une partie psychologique et une partie pathologique. L’art-thérapie n’existait pas, mais j’avais trouvé ce qui m’apaisait et me faisait du bien en plus du sport. Ecouter mon corps, en me concentrant et en réalisant des objets d’art, tels furent la clé, l’élément déclencheur...
Après avoir vécu 20 ans en famille dans ce qui était à la fois logement, atelier et magasin, nous déménageâmes en 1971 pour aller habiter à Baffie, un hameau à 1 kilomètre de Saint-Germain-Laval. Mes parents y avaient restauré une très ancienne maison, semi-enterrée. La cave donnait et donne toujours sur un chemin qui mène au fameux pont de Baffie et à sa chapelle. J’avais 22 ans et je saisis l’opportunité de m’aménager un atelier dans cet endroit. Comme je ne pouvais pas y tenir debout, j’ai creusé la sol sur 20 centimètres et réhaussé la porte. Une fois les murs et le sol propres, j’installai mon établi, un outillage rudimentaire et une vitrine intérieure qui me permettra d’exposer mes premières créations. J’aménageais aussi une chambre improvisée dans un coin car il m’arrivait souvent de travailler tard dans la nuit… J’y habitai pendant 7 ans, dans une sorte d’autarcie, travaillant lentement et longtemps sur mes créations. Complètement vierge de toute technique, j’essayais tout ce qui me passait par la tête avec tous les métaux ou objets pouvant m’inspirer. Je ne savais pas, alors, que ce travail était une gestation indispensable à la naissance de mon style.Et puis deux raisons m’ont poussé à commencer à ne travailler que les matins dans l’électricité. Ma passion pour les bijoux, que je fabriquais toujours pour des amis, mais aussi l’arrivée des premiers circuits intégrés. Du jour au lendemain, on a dû travailler sur des postes dont on ne connaissait pas le fonctionnement. Au début, quand on avait à réparer un poste à lampe ou un transistor, il y avait un côté intuitif, il fallait comprendre le fonctionnement, c’était un jeu de piste pour moi. Quand les circuits intégrés sont arrivés, on devenait juste des changeurs de pièces. On devait mesurer la tension et si elle ne correspondait pas au cahier des charges, il fallait changer le circuit intégré, mais nous n’avions alors aucune idée de la raison. Travailler comme cela ne m’intéressait pas du tout, il n’y avait plus le côté challenge, trouver une panne était un peu un jeu. Je savais alors que le métier allait continuer à évoluer dans ce sens-là et qu'il perdrait tout son intérêt à mes yeux. Et puis j’avais besoin de trouver du temps pour répondre à mon besoin de créer, devenant chaque jour plus envahissant.
« Je ne pensais pas que les bijoux pouvaient devenir un métier »
Une année durant, j’ai « tarabusté » le responsable des impôts à Roanne pour qu’il m'autorisât à faire des bijoux sous un statut spécial. Ce qui correspond actuellement à l’auto-entreprenariat ou la micro-entreprise n’existait pas, on devenait tout de suite entrepreneur. La TVA sur les produits de luxe était de 33 % et si je me lançais sans statut, cela n'aurait pas été possible. J’ai donc étudié la législation avec un ami, puis un beau jour la solution s'imposa : je me baptiserais «sculpteur sur métaux précieux». Je retournais voir le gars des impôts à Roanne, monsieur Lopez. Les noms de ceux qui vous aident à avancer restent. Puis, en mars 1973 lors d’un dernier rendez-vous, il me dit :« Bon, votre histoire ça ne va pas se jouer sur des millions, je vous accorde ce statut ». La demande croissante dépassait le cadre amical et je devais pratiquer légalement. J’ai donc obtenu mon 1er poinçon de Maître et l’autorisation d’acheter et de revendre des métaux précieux avec un livre de police. J’avais mis deux ans, en allant voir ce monsieur Lopez régulièrement pour trouver la solution. En tant qu’artiste je n’étais pas soumis à la TVA, j’avais moins de contraintes et d’administratif qu’un entrepreneur. Et à partir de là, je me suis engouffré à fond avec ce statut pendant 11 ans.Lorsque j’ai commencé officiellement, je ne connaissais pas du tout le monde de la joaillerie et des pierres fines. J’ai été aidé par des gens qui m’ont donné les bases pour faire du bon travail. Dès 1973, j’ai côtoyé régulièrement un tailleur de pierres lyonnais qui s’appelait Jacques Secretan. J’allais le voir pour avoir des réponses à toutes les questions que j’avais sur les pierres. Même si elles étaient parfois bizarres, il tâchait de répondre. Cet homme a été une personne très importante dans mon apprentissage de la joaillerie car il m’a permis de comprendre la gemmologie et de me forger ma propre vision des pierres.
Un diamantaire de la rue Mercière, Jean Grosfilley, a aussi pris le temps de m’apprendre l’univers de cette pierre exceptionnelle. Il y a surtout une autre personne qui a été très influente dans mes premières années d’exercice. Un joaillier, meilleur ouvrier de France, du nom de Jean Giraud que j’avais rencontré à la Foire de Saint-Étienne alors qu’il travaillait en public. Il avait un magasin installé à Saint-Chamond et il a été la première personne du métier à m’encourager. Il me proposa de passer le voir dans son atelier, ce qui était une grande marque de confiance. Je me fallut 3 ans avant d’oser y aller…
Tous ces gens, ces rencontres, l’obstination et les heures passées à l’établi m’ont appris à travailler. Cela m’a donné la possibilité de me construire une identité, un style qui se retrouve dans mes créations.
Au début, j’étais à la campagne, je n’avais pas de frais, je n’étais pas marié et je n’avais pas encore d’enfants. Je poursuivais « ma bohème » puis le bouche-à-oreille m’a ramené de plus en plus de clients qui m’ont fait travailler et vivre. J’ai continué mon métier de radio-électricien à mi-temps avec mon père jusqu’en 1976, ensuite je me suis complètement consacré aux bijoux. J’ai aussi entrepris de construire de mes mains une petite maison au-dessus de Baffie. J’y habitai à partir de 1978, année de naissance de Romain, mon premier fils.
J’ai de très bons souvenirs dans ma cave, j’y ai appris beaucoup de choses et pas seulement par rapport à mon métier. La radio a nourri mon esprit et ma curiosité. Tout en travaillant, j’écoutais Jacques Chancel dans son émission « Radio-scopie » où il invitait toujours des gens passionnants qui m’incitaient à lire leurs livres. Mais aussi France-Culture où les sciences et l’histoire étaient très présentes. Au final, j’ai plus appris par l’audition que par la lecture ou l’école. Je n’avais aucune formation, ça a été ma grande chance de ne pas savoir comment on faisait les bijoux. J’ai fait comme je le sentais.
C’est une contrainte au début, car en ne sachant pas faire, on met plus de temps à fabriquer. Mais j’ai pu réinventer les techniques existantes à ma façon et créer mon propre savoir-faire. Et dans la mesure où j’avais une très bonne connaissance de la menuiserie, de la forge et de l’électronique, ces savoirs se sont connectés et j’ai trouvé des solutions alternatives. De cet inconvénient devenu contrainte, en réalité sont nés mon style et mon talent.
En 1979, le prix de l’or est passé de 4 000 à 15 000 euros le kilo en l’espace d’un ou deux mois, lorsque l’URSS est entrée en Afghanistan. Du jour au lendemain, ma matière première multipliée par trois a donné un gros coup de frein à mon activité. En parallèle, pour gagner un peu d’argent dans le but de financer mes matériaux, j’avais un copain qui rêvait d’ouvrir une boîte de nuit. Il m’avait aidé à aménager la cave, du coup je lui donnais un coup de main.
En 1981, année de naissance de Mathieu, le projet aboutit et le « Vers de Gris » ouvrit ses portes. C’était en soirée, cela me permettait de gagner un peu d’argent en faisant le barman et le DJ. Ça m’a permis de rencontrer des gens qui avaient des entreprises dynamiques dans la région. Leur réussite m’a donné confiance, et l’idée que je pouvais moi aussi m’installer en ville a germé.